Robert Garnier


Hippolyte | 2005

Hippolyte a été créé en 2005 au CDN de Dijon/Bourgogne puis repris au Festival d'Avignon en 2007, au Festival d'Almada en 2008, au CENTQUATRE en 2009.

Mise en scène Robert Cantarella
Assistant à la mise en scène Julien Fišera
Scénographie Laurent P. Berger
Lumières Laurent P. Berger et Victor Dos Santos
Musique et bande son Alexandre Meyer

Distribution des représentations du Festival d'Avignon et du Festival d'Almada : Robert Cantarella, Johanna Korthals Altes, Frédéric Fisbach, Laure Mathis, Nicolas Maury, Emilien Tessier et le chien Syp

Je sors de l’Acheron, d’où les ombres des morts

Ne ressortent jamais couvertes de leur corps :

Je sors des champs ombreux, que le flambeau du monde

Ne visite jamais courant sa course ronde.

(vers liminaires d’Hippolyte)

C’est un mort qui parle. Il nous dit, à nous -vivants au spectacle de la vie refaite en parole-, que la réverbération du son R sur l’image du O qui l’accompagne est la condition du régime de parole pour l’au-delà.

Il dit d’où il vient, et il nous chante l’éboulis de tristesse et de noirceur qui compose le tableau de ce lieu sans image qu’est la mort. Le son O est une image du monde, un cercle dont aucun élément ne peut ressortir pour parler depuis l’intérieur à ceux qui n’y sont pas. Lui, Egée, le grand-père d’Hippolyte, s’en extrait pour nous avertir.

Nous allons voir la mort à l’œuvre. La délicatesse de ce cercle roulé et scandé par les insistances du R devient : la fatalité, l’infini, l’absence d’arguments. Sa parole sera sans appel, sans contradiction. Celui qui vient depuis la mort pour parler « en mort » (comme on dirait « en français ») témoigne de sa condition et de celle qui nous attend. Sa langue est faite pour être comprise, pour être entendue et pour faire voir. Voir le tableau des choses décrites et des mots organisés en vers, donc en rythme et en énergie pure faite de souffle. Voir aussi les lettres se cogner, se mettre en mots et ainsi dessiner un paysage le temps de l’émission. Tout va très vite. Le temps de la diction, déjà le « Je » enchaîne un deuxième couple de vers qui balance (pourtant le binaire ne cesse d’être contredit tout le long du texte) la même idée jusqu’à la conclusion du quatrain où le mot, le son et l’image sont en accord parfait : la rotondité du monde, le soleil absent, le cercle parfait de l’au-delà des représentations. Tout cela s’accomplit dans la ronde finale.

Juste avant, « courant sa course » changeait le son du O en l’ouvrant vers des horizons dégagés, vers des points de fuite qui annoncent la suite. C’est l’ouvert de la pièce, son commencement. L’excès, la démesure du propos se doivent d’entrer dans la forme contrainte d’un vers sur une page, dans une voix. Cette obligation est une alternance de vibrations, d’hésitation du sens au profit du son. Ce n’est pas un moule, mais une vague, un effet incalculable. Rien ne peut présumer de la conséquence d’un tel alliage. Le travail de Garnier s’apparente alors à celui d’un ouvrier d’art qui agence sa marqueterie, son architecture, sa disposition pour montrer l’effet des affects dans la parole.

Il nous oblige à observer, à écouter et à comprendre. L’acteur doit maîtriser ces trois fonctions : faire voir l’écriture, faire écouter les choix sonores et faire comprendre.

C’est la même opération qui préside au travail du peintre : images, matière et histoire. Voilà l’acteur à l’œuvre, voilà son génie.

Il va « passer par la parole » en disposant de ces trois fonctions pour faire voir/entendre/comprendre le texte de Garnier écrit en 1573.

Le travail de mise en scène consiste à régler, à ajuster l’énonciation. A quoi sert de faire entendre ça ? Ça sert à repousser les usages hégémoniques d’une langue de la communication contrainte à l’illusion du naturel ; ça sert à donner à l’excès une transmission entre les êtres parlants et mouvants ; ça sert à rafraîchir nos sensualités depuis l’orifice des oreilles ; ça sert à prendre plaisir à plusieurs d’une parole justifiée ; ça sert à comprendre le désir fou d’une femme, Phèdre, composé en volutes de sons et de plaintes amoureuses parmi les mieux écrites de notre langue commune ; ça sert à pleurer de tristesse en face de l’inconciliable entre le désir et la loi...

J’aime Garnier pour sa déclaration d’amour permanente au bonheur de la langue organisée en parole. Il jouit du plaisir de la contrainte, il en use et la organise une coupe entre sens et son. L’ajustement est grossier puis raffiné à l’extrême, sommaire et pourtant sophistiqué pour ceux qui veulent en apprécier les dérapages décidés.

En faisant parler ses figures, Garnier met à nu les corps qui se dépouillent de leur passion et font apparaître l’organe du désir : ce qui dans l’excès est réellement scandaleux, c’est-à-dire son organisation.

Hyppolite de Robert Garnier from Robert Cantarella on Vimeo.