BAT Studiotheater der HfS Ernst Busch (Berlin) | 1998 à 2003
Lettre de Berlin le 26 avril 2000
Je travaille pour la troisième fois consécutive dans l’école Ernst Busch à Berlin, dans le cursus de mise en scène appelé le B.A.T (Berliner Arbeiter Theater).
L’actualité récente a modifié le regard posé sur cette école située dans la partie Est de la ville (aujourd’hui l’appellation est géographique, mais la référence historique est toujours présente dans ce haut lieu de la formation théâtrale allemande).
La nomination d’un des élèves sortant, Thomas Ostermeier, à la direction de la Schaubühne, lui a donné une nouvelle notoriété. N’a-t-on pas dit cet été, en Avignon, lors de la présentation de plusieurs travaux de la troupe dirigée par ce metteur en scène, que cette forme d’intelligence théâtrale était géniale, et sans équivalent en France ?
L’initiateur de la formation à la mise en scène est Manfred Wekwerth en 1975. Il a été assistant de Berlolt Brecht. Le recteur de l’école est Klaus Völker, le directeur d’étude Peter Kleinert et l’artiste associé Manfred Karge.
Cette école a formé, et continue de former des femmes et des hommes qui iront, dès leur diplôme obtenu, travailler dans les théâtres professionnels subventionnés.
L’idéologie de la formation était pensée de telle façon qu’il fallait alimenter les ensembles que sont les troupes permanentes dans chaque institution.
L’Ernst Busch était la plus exigeante, formait les meilleurs professionnels, et par conséquent tous les élèves sortants aboutissaient dans un lieu avec un contrat de travail. Cela reste en partie vrai pour les comédiens dont le contingent doit être alimenté régulièrement pour fournir de jeunes recrues dans les ensembles de tout le pays.
C’est de plus en plus délicat en ce qui concerne les metteurs en scène.
La promotion dans laquelle a travaillé Thomas Ostermeier a été casée, mais depuis trois ans, de nombreux étudiants finissent leurs études en cherchant où et comment monter leur production. La force de leur apprentissage leur permet une adaptation aux différentes contraintes qu’ils se voient imposées par la réalité du milieu théâtral en Allemagne.
Il y a en France une évidente suspicion envers une telle formation. La tradition française pose le charisme comme une des qualités principales du metteur en scène. Comment former l’artiste metteur en scène ? Comment apprendre le charisme ? Ici, à l’école Ernst Busch, cette question ne se pose pas. Les apprentis metteurs en scène travaillent à comprendre un texte, et à chercher des formes de représentations. Rien de plus, rien de moins, que le mouvement de recherche dans le laboratoire que constitue tout lieu de transmission. Ca passe ou pas, mais ça œuvre à comprendre.
Le concours d’entrée se passe sur un an. La première sélection consiste à envoyer un travail de conception sur un texte imposé. Puis, aux alentours de janvier, les sélectionnés se retrouvent dans l’école pour affronter plusieurs épreuves : une interprétation d’un monologue, une discussion dramaturgique, une scène à analyser, et enfin trois mises en scène vues en vidéo qu’il faut comparer. Enfin l’ultime épreuve se déroule en avril et départage les derniers candidats grâce à deux exercices où il leur sera demandé de mettre en scène de très courtes scènes, ou même de simples phrases, dont il faut trouver la forme et la résolution.
À partir de là les cinq ou six élus entament leur cursus.
Les méthodes abordées durant les quatre années d’apprentissage donnent des techniques et des instructions qui peuvent faire défaut dans le parcours de travail théâtral que fait l’apprenti metteur en scène en France.
Les années sont divisées en semestre.
Au cours du premier semestre les metteurs en scène reçus dans la section de l’école partagent 16 heures de formation par semaine avec les comédiens. Ils débutent avec eux. Déjà cette approche leur permet de commencer par l’expérience immédiate de l’entraînement de l’acteur avant de l’aborder par l’étude théorique. Ils seront amenés à se retrouver régulièrement, fondant en partie une histoire commune pour ceux qui le désirent.
Ils suivent également des sessions de dramaturgie, ainsi que des cours de culture sociologique.
C’est au cours de ce semestre qu’ils pourront mettre en scène une première commande, il y en aura plusieurs jusqu’à la fin du quatrième.
Ces parcours imposés peuvent être des textes de théâtre ou un texte en prose qu’ils choisissent. Ces obligations varient suivant la promotion des groupes constitués. Les commandes peuvent être également thématiques.
Par exemple le groupe dont j’ai la charge cette année devait travailler sur le thème de la chute du mur en choisissant le texte et le groupe d’acteurs qui leur convenaient. Tous ces travaux sont vus et critiqués par des commissions constituées la plupart du temps par le directeur de l’école et quelques enseignants.
Vu le passé de l’école, et le cursus de la plupart des intervenants, la pédagogie s’appuie sur la méthode de Bertold Brecht. Ce n’est qu’à partir du second semestre que les élèves commencent à étudier les textes de Meyerhold. Leur fréquentation avec les comédiens s’interrompt à ce moment-là et les demandes d’analyses se précisent : une lecture historique de la figure de Médée, des projets dramaturgiques écrits…
Plus les études avancent vers ce point fatidique que représente la fin du quatrième semestre, c’est-à-dire du Vordiplôm sanctionnant leur mi-parcours, plus les stages deviennent pratiques -la deuxième année actuelle vient de faire un workshop avec Peter Zadek sur Shakespeare-. Même si les cours théoriques, notamment avec Peter Kleinert, se poursuivent, ils doivent préparer cette sortie. L’obtention de cet examen pratique -une mise en scène- leur donnera la possibilité ou pas de continuer pendant deux ans.
Ces épreuves, ainsi que leur aptitude quotidienne au travail, peuvent être sanctionnées par des Fähnchen, c’est-à-dire des sortes de «cartons jaunes», les menaçant de renvoi dès le deuxième.
Une fois réalisé ce temps de propédeutique, l’élève se prépare pour les quatre semestres restant à produire deux travaux pour lesquels il obtient des moyens de production. Ces travaux concrétisent l’aboutissement de ses recherches.
Durant tout son parcours, il aura la possibilité d’inventer des modes de production ou de faire des expériences différentes. Il peut mettre en scène un exercice public en proposant à des acteurs professionnels de se joindre à lui.
Par-dessus bord :
Cette année nous travaillons «Par-dessus Bord» de Michel Vinaver, avec quatre acteurs d’âges différents salariés par l’école. Nous cherchons à définir quelques savoirs sur ce texte et sur la direction d’acteur. Certains acteurs de renommée nationale acceptent de se prêter à ces jeux de recherches.
Les échanges sont violents et instructifs. D’autres fois Manfred Karge propose à des élèves de l’accompagner dans un travail de mise en scène à l’étranger. Ces assistanats peuvent se faire avec d’autres metteurs en scène, et sont intégrés dans l’apprentissage. La méthode n’est pas aussi rigoureuse qu’on l’imagine dans un premier temps.
J’ai mis trois ans de pratique, et surtout trois ans à côtoyer les promotions successives pour me rendre compte que le mélange est la force première de leur apprentissage.
Les étudiants sont d’origine européenne, y compris les pays «anciennement de l’Est». Par exemple cette année, Oleg vient de Moldavie (d’une école basée sur la méthode de Vakthangov), et a vécu deux ans à Berlin. L‘énergie diffusée par ces frottements est évidente dans un groupe de metteurs en scène. Chaque personnalité amène sa culture, leurs regards convergent vers la langue allemande, ils cherchent les formes de représentation, et fabriquent des champs de tension et d’invention.
Cette année la promotion est francophile. Deux Françaises Leyla et Sandrine (deuxième année), une suisse Adeline, une allemande Miléna, et Oleg. A la différence des deux années précédentes nous travaillons avec deux scénographes et quatre acteurs. Pour «J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne» de Jean-Luc Lagarce nous étions restés entre metteurs en scène.
Chaque année, la réserve envers la dramaturgie française est évidente tant de la part des élèves que des responsables de l’école. Ma position en ce sens est paradoxale et ce n’est pas une de leur moindre force que de développer ce paradoxe en m’invitant à faire découvrir chaque année un texte français. L’écriture française que j’ai proposée à chaque stage résiste a priori à leur méthode d’analyse.
Comment trouver le conflit d’action, les points tournants de l’action principale et les actions secondaires dans un texte comme celui de Jean-Luc Lagarce, ou celui de Philippe Minyana, «La maison des morts», traduit à l’occasion de ma deuxième intervention ? Michel Vinaver semble mieux répondre à une découpe structurelle qui permet de trouver les niveaux de lecture et d’interprétation. Sans doute, le fait d’avoir pris le temps de l’analyse avec Maurice Tajman au cours d’un premier stage facilite les choses.
Ce travail préalable retire l’effet de surprise qui perturbait leurs acquis. Je pouvais alors expérimenter des champs de travail autour de la traduction, de la musicalité, du souffle et finalement de la prééminence de la parole avant toutes idées de mise en scène.
Le travail : le journal
Hier, Miléna s’est jetée dans la première répétition.
Technique d’analyse avec les acteurs, et tout de suite les costumes et l’espace : une échelle. Elle a choisi toutes les scènes de Lubin et Madame Lépine : le représentant en papier toilette et la grossiste. La façon dont elle a mené son temps de répétition est assumée d’un geste sûr. Elle semble modifier son travail à cause d’un mouvement ou d’une intonation. Pourtant elle rappelle toujours l’action principale, le noyau de leur relation à cet endroit de la pièce.
Les acteurs jouent. Ils prennent un plaisir évident au jeu, à l’expression. De cette énergie, elle fait cas.
Elle en oublie les autres apparitions que le texte pourrait suggérer, mais elle me dit que vu le temps de répétition et ce qu’elle veut obtenir, son chemin est le bon. Je lui suggère de passer aux deux scènes finales qui changent la relation, ou plutôt qui pourraient faire dériver le style grotesque qui s’impose dans sa première approche.
Rendez-vous dans deux jours pour la suite.
Avec ce traitement je découvre une pièce burlesque, heurtée, coupante. La mise en page incite aux démembrements des scènes et aux collages immédiats : vitesse de jeu rapide, ou pas. Nous avons décidé d’essayer. L’art de Vinaver est un art de théâtre de notre temps de vitesses en miettes. Nous avons décidé de faire entendre toute la pièce sous forme de lecture et de faire sortir les passages travaillés par les cinq metteurs en scène.
Demain ils devront partager une vision commune afin de se décider sur l’espace de convergence pour les acteurs et les spectateurs, tout en préservant leur choix. C’est un bel exemple de la vertu de ce lieu d’enseignement.
Les acteurs réclament des décisions de la part des metteurs en scènes. Ils les mettent en demeure de trouver les raisons de leur choix. Pas d’agressivité mais une façon de choisir sa place. Ensuite, ils jouent.
Rencontres :
Un acteur qui travaille au Kammerspiel se plaint de cette formation à l’efficacité. Une fois jetés dans les ensembles ils se perdent dans ce savoir-faire paresseux.
«- Si tu as la chance de tomber à Berlin tant mieux, sinon tu es bon pour un trou en province et là tu commences à picoler car ce que tu rêvais à l’école n’arrivera jamais.
Regarde mon emploi de temps pour la semaine prochaine.
Je travaille de 11h30 à 13H15.
Je ne vois que ma scène.
On ne me demande même pas de venir voir les autres. Pour certains spectacles, je joue dans une pièce dont je n’ai pas vu toutes les scènes. »
Je comprends le succès du projet de Thomas Ostermeier à la Baraque puis à la Schaubhüne aujourd’hui parce que les acteurs sont tous salariés de la même manière et leur entraînement est commun.
A ce propos, j’ai assisté à la représentation de «Gier» de Sarah Kane, mis en scène par Thomas Ostermeier. C’est à l’opposé de ce que je pouvais craindre de cette terrible efficacité de mise en scène. Ici, le metteur en scène sert le texte dans ses deux registres : l’abstrait, ou le musical de l’écriture, et la contextualisation si difficile à traiter chez cet auteur. Le travail sur les registres du sonore est remarquablement orchestré. Voix au micro, présence sonore plus que bande-son, et apparitions, surgissements d’images plus que décor. Les acteurs sont rivés au sommet de hauts promontoires rectangulaires et n’y bougeront presque pas. Gestes repris en cascade. Évitement du formel et pourtant tout en décisions secrètes. Accompagnement de la mise en scène et du sens pour ce quatuor écrit pour quatre instruments humains.
Berlin donne des idées. Peut-être que le chantier permanent de la ville n’y est pas pour rien.
Robert Cantarella