Alfred Jarry
Ubu Roi | 2003
König Ubu
Création au Hans Otto Theater Potsdam
Mise en scène Robert Cantarella
Assistante, dramaturge Leyla Rabih
Les comédiens viennent le premier jour de travail avec le sérieux d’une main d’œuvre en attente de leurs fonctions respectives. Le buste d’Ernst Busch surveille l’entrée du théâtre de Postdam (j’ai enseigné pendant quatre ans à l’école Ernst Busch de Berlin) et je vois pour la première fois le visage de l’acteur préféré de Bertolt Brecht. Encore les traces de l’Est dans l’empaquetage des gâteaux et dans la disposition des aplats de couleurs de la cafétéria du théâtre. Un autre temps ou plutôt, un temps autrement appréhendé, dessiné. Le rêve d’une société où les ouvriers de scène pouvaient entretenir le bonheur de tous si les poulies et les cintres étaient correctement manipulés, et les textes bien joués. L’acteur le plus âgé me dit un jour qu’il a défilé devant Staline quand il était enfant, qu’il se souvient de la fierté qu’il a ressentie à ce moment-là. J’apprends après trois semaines de répétitions qu’une comédienne n’avait pas joué depuis plus de dix ans. Elle est entrée dans la troupe à seize ans, elle doit en avoir soixante-dix. Elle se prête au jeu en posant des questions précises, elle n’a aucun à priori si ce n’est le bonheur de faire des propositions et de les justifier en les jouant. Pour tous, je comprends que le plaisir de jouer est la raison d’être de leur métier. Ils supposent que ce bonheur (en fait l’énergie qu’il faut pour jouer est la forme du bonheur et de son partage avec le public) va contaminer les spectateurs. Je n’avais pas ressenti cela depuis longtemps : une croyance absolue dans le jeu, dans l’imitation d’un jeu plutôt, jusqu’à la nausée, c’est-à-dire jusqu’à l’étourdissement, jusqu’à la perte du sens au profit de la sensation.
Pourquoi ne pas en jouir sans jouer les trouble-fêtes, les tristes sires ou les curés du sens ? Pourquoi ne pas profiter de ce registre exceptionnel chez ces acteurs pour se laisser aller dans ce texte à une expressivité, à une outrance ? Pourquoi interrompre sans cesse les répétitions et leur dire : « Votre retenue au bord des décisions sera le vertige partagé au moment de la représentation. » ?
Certains soirs, en me rendant vers l’appartement que je loue à Berlin, après avoir roulé sur le pont où s’échangeaient les espions entre la partie Est et la partie Ouest du monde (avant qu’on les mélange dans le jus de l’achat généralisé), je suis si heureux d’être au travail du texte de Jarry, à Postdam, en octobre 2002, en allemand, alors que tout me prédisposait à être professeur de planche à voile dans le sud de la France, que je chante très fort, tout en respectant scrupuleusement la limitation de vitesse, ce qui me permet d’admirer la folie nette du lac de Wannsee.
Nous répétons à creuser plutôt qu’à étendre les registres d’interprétation. Creuser non pas pour atteindre une part cachée ou un mystère sous la surface (la surface, seule part tangible d’un fond supposé), mais pour s’arrêter au même endroit du texte et ne pas le résoudre par un traitement ou une idée. Curieuse et excitante situation car, au bout de quelques jours, j’oublie les écarts de culture et de langue pour être au travail, dans une salle de répétitions, à poser les mêmes questions qu’en France à notre communauté provisoire. A ?ód? en Pologne, à Manille aux Philippines, à Rabat au Maroc, pareil.