William Shakespeare


Hamlet | 1998

Création au Théâtre de Gennevilliers

Traduction André Markowicz
Mise en scène Robert Cantarella
Assistant à la mise en scène Catherine Bernard
Scénographie Philippe Quesne
Eclairages Jean-François Touchard
Costumes Laurence Forbin

Avec Romain BonninChristophe BraultJean-Paul DiasFlorence GiorgettiFrédéric KleinJacek MakaJacques PielllerAnne RejonyEmilien TessierEmmanuel TexeraudPhilippe Vieux

A la fin était l’image.

Je souhaite revenir, insister, sur l’écartement entre la langue et l’image telles qu’il se dé-montre dans Hamlet. Au cœur de la pièce, en son centre même le prince avance son projet, son piège en ses termes : « le théâtre est l’endroit où je perdrai la conscience du roi ». Perdre la conscience est son but. Il lui semble que cette conscience capturée, saisie à son attention et ainsi aliénée par la vérité.
La conscience prise par le théâtre lui-même. Le théâtre devenu sol, surface qui pense la gravité de la présence, le poids de chair, est la plaque qui attrape la conscience (fausse) et la gèle aux yeux de l’autre.

Cette chasse à la conscience ouverte par Hamlet à ce moment-là ouvre l’autre face de la pièce.
À partir de là, le moment de la capture devient l’enjeu de l’assemblée – public et Hamlet.
Mais le théâtre nous en voyons, nous qui sommes là à écouter et voir Hamlet nous expliquer sa technique.

Lorsque le piège est déposé au centre de l’autre scène, il est à double détente, à double prise.

La fable de l’empoisonneur se « jouera », se « re-présentera » en 2 moments :
1) la pantomime
2) le texte

L’image puis la langue. L’ensemble, séparé par une courte ré-installation, conjugue le poids du mot, le choc du geste.
Lors de la pantomime représentant l’acte en sa claire visibilité : échange de cadeaux, la conscience du roi glisse sur l’écran de l’image. Mais la « chauffe », la colle de la représentation pourrait être suffisamment prête pour capturer une vérité, une conscience. Alors la langue fait son œuvre – son chef-d’œuvre. Elle est travaillée, arrangée pour. L’auteur a un style ancien, un peu ridicule, empesé, et pourtant elle creuse, elle atteint. Elle parvient à sa fin : le noir dans la salle et la clarté sur le sol redoublé du théâtre.

Le roi « n’y étant plus » (ne retenant plus sa conscience, l’esprit qui croyant perdre), demande de la lumière.

Donc, pendant le texte dit par les acteurs, le noir a dû se faire, dans la salle, le noir qui oblige la vérité à sortir de sa tanière où Hamlet la pense nichée. Un noir qui se fait par l’attraction des mots devenus langue. Un noir qui se fabrique au point que les mots éteignent l’image en cours.

Je pense à cette tradition de la re-présentation aux Philippines qui s’organise de la façon suivante : avant la tombée du jour, les auditeurs/spectateurs suivent l’acteur/parleur avec des bougies allumées jusqu’au lieu de jeu, situé dans un endroit isolé loin de toutes habitations. Une fois arrivé là, un cercle se forme autour du responsable de l’action et de la parole. Les bougies sont alors éteintes. La femme ou l’homme au centre commence à parler. La nuit « se fait » sur le récit. L’image se retire au fur et à mesure de l’avancée de la langue. La mesure du jeu est calculée sur la chute de la lumière. C’est dans le noir total que la « pièce » se termine. Alors chacun allume sa bougie et retourne à la lumière de chez soi. L’entêtant de la langue sans image habitant les consciences des auditeurs.

Revenons à Hamlet qui met en scène l’origine de la re-présentation. Il en sépare les ingrédients. Le préambule, l’image de la réalité refaite, n’est pas là pour prendre la moindre mauvaise conscience qui traîne. Seule la maman, inquiète, voit, devine le texte manquant. Le roi ne voit pas. Chaque metteur en scène invente une occupation. La plus visité est une sorte de décontraction royale qui le plus souvent le pousse à embrasser sa femme (la maman) et à festoyer car il s’agit d’un divertissement promis par son beau-fils. Ce remplissage est bête bien entendu. Rien ne l’explique si ce n’est la résolution de la question sans réponse de la situation, s’il ne réagit pas en voyant la pantomime c’est qu’il regarde ailleurs ; Ici pas de lecture originale à avoir, pas d’idées nouvelles, juste la preuve écrite de l’aveuglement du roi devant l’image.

Le roi ne voit pas. Roi sans yeux, obsédé de l’oreille. Le roi ne se voit pas. Car ce n’est pas tout que de voir (la reine, maman, elle prévoit un peu, la machine est ensablée dans le désir), pour lui, le roi, il doit se voir, se reconnaître, mais le roi est sans image. Le roi voit, mais ne reconnaît pas. Il lui faut apprendre les contours de sa figure, et pour cela la langue consistera à la remplir. Juste retour de « la chose », qui met en scène depuis le début et qui s’appelle Hamlet (papa) et dont le désir infini est de se voir re-jouer.

L’image donc glisse sur la conscience du roi. Le texte en effaçant les contours de la re-connaissance donne consistance à l’acte. Ainsi en plein mi-temps de la pièce la plus organisée qui soit, nous comprenons par l’acte de théâtre une des fonctions du théâtre. Nous comprenons que nous sommes en train de perdre conscience de quelque chose.

L’art au sommet de son élaboration devient pédagogie pure.
L’image de l’acte aveugle la conscience. La langue de l’acte fait perdre la conscience.
La langue, dans ce cas, est citée comme art. Comme langue d’art, comme musique, comme chant, comme simulacre.

C’est à cette seule condition qu’elle agit dans toutes les consciences – en notre âme et conscience -. Leçon, de vie. En une époque aveuglée par la prolifération des vues, prises de vues, des images sans queue ni tête, la petite leçon de chose d’Hamlet nous rappelle à la réorganisation des sens.

L’image tranquillement nous aveugle. Le comment-taire l’accompagne et nous coupe les jambes.
Vite, de l’illusion pour mieux se perdre.
Robert Cantarella

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