Noëlle Renaude


Fiction d'hiver | 1999

Création à Théâtre Ouvert (Paris)

Mise en scène Robert Cantarella

Avec Jacques Boudet, Jean-Claude Durand, Aladin Reibel, Emilien Tessier

Pour Fiction d’hiver, nous avons travaillé de la manière suivante :
Après plusieurs lectures du texte, et identifications de motifs, nous avons inscrit des schémas sur des pages de carnets, sur des post-it ou sur des écrans d’ordinateurs. Ces dessins nous accompagneront pendant le temps de répétitions, ils seront visibles pendant le temps d’exposition. Tous les moyens sont requis pour prendre des repères, des balises dans le flux du texte afin d’en faire la carte sémantique, phonique. Je disais aux acteurs : « …pas d’images, pas d’idées, je suis désolé, mais je ne peux fournir aucun imaginaire. Notre image, c’est le texte…». Nous continuions à freiner et à galoper dans la pièce écrite. Nous la disions vite, avec l’air de ne pas y tenir, puis très lentement en détaillant à l’excès. Avec joie ou parfois difficulté car notre entente était de ne pas matérialiser la moindre résolution de scène. Donc, après deux ou trois lectures différentes, nous évoquions des situations de nos vies. Chaque interprète racontait une figure de sa biographie et nous l’écoutions. Puis nous retournions à l’établi du texte, et nous rajoutions des trouvailles de liens, de passerelles entre un prélèvement et un autre. Ce lien était dessiné ou écrit. Le texte, c’est notre image. Les contours qui apparaissaient au fil des jours commençaient à prendre la forme d’un atelier de couture dont la matière serait la page, et le patron invisible. Noëlle Renaude passait aux répétitions et nous expliquait comment son écriture était faite depuis son corps. Nous étions cinq hommes à l’écouter ne donner aucun indice d’explication en ce qui concernait la version scénique, mais au contraire à nous livrer ses démarches, ses structures et ses logiques d’écritures. Cela suffit à parler et à tenter. Peu à peu la familiarité avec la construction ne nous rendait pas plus savants de la résolution à venir. Nous savions plus finement les ajustements, les rapports, les relais. Un champ d’énergie du texte se développait. Ce travail est à faire sur tous les textes, mais le génie de l’écriture de Noëlle Renaude est dans l’obligation joyeuse de s’y plier au risque de réduire toutes les dimensions de ses textes à une seule perspective. Triste point de vue qui prévoit et présume le spectateur avant sa venu. Le confort de travail était adéquat à ce temps.

A Théâtre Ouvert, dans ces conditions, les artistes que nous étions, travaillent bien. La dimension, l’accompagnement et le contrat nous reliant sont suffisamment explicites pour permettre ce temps de combustion à plusieurs. Rares sont les endroits de ce type en France. Le terme de chantier inventé par les directeurs du lieu est l’exacte définition du projet. Laisser voir la charpente, la part décisive de la construction. Elle permet de mieux apprécier l’œuvre à venir. Souvent, la forme inachevée du chantier s’avère plus pertinente que la décision aboutie et terminée. Sans doute plusieurs raisons à cela : le plaisir de l’esquisse existe aussi dans d’autres arts, le geste se devine encore en train de se déterminer, encore traversé par son désir de donner une forme non terminée, non cernée par l’intelligence à venir. Puis, le plaisir de participer au chemin de l’œuvre, à sa non destination, à sa pure dépense, au luxe de son exposition en attendant le vrai moment de sa clôture. Une forme d’extase, si l’on considère que la réalisation d’un texte, avec les données d’une création traditionnelle, l’amènera à une stabilité formelle, une stase, au cours de sa représentation finale. Si l’écriture dans Théâtre Ouvert a souvent trouvé sa formule (chimique c’est-à-dire physique, scénique, phonique), c’est que ce plaisir partagé se suffisait comme accomplissement de l’œuvre en train de se faire voir. Par conséquent la dispute sur le fait que le texte soit éteint après un chantier est vaine. On ne peut s’étonner que du fait que les autres structures de production en théâtre ne soient pas plus vives et joueuses en proposant elles aussi des suites à ces formes-là. Mieux qu’une initiation, qu’un cheminement de plaisir dans les formes de notre temps (c’est déjà bien), il y a un répertoire d’esquisses qui est l’histoire de notre théâtre. Une partie dissoute souvent non/vue (et inouï) par les relais de la domination médiatique, détermine pourtant l’invention du théâtre à la fin du XXe siècle. Donc, nous continuons, nous lisons et écoutons les histoires de chacun. Parfois je suis inquiet, je nous trouve trop décontractés et ressemblant à des acteurs qui ressassent leurs histoires de tournée. Puis ébloui en constatant que la fiction est précisément celle-là : des personnes parlant ensemble de cette façon-là, se laissant entraîner au fil de la parole. L’idée d’une parole filant sa propre autonomie, se partageant entre quatre hommes. Nous avons chacun notre texte et notons dans les marges des signes, des ponctuations. Le texte est l’horizon de chaque interprète. Cela ne me va pas. Ce texte réclame un horizon commun.

Je propose une première idée de mise en scène. Le lendemain, le texte est projeté sur un écran face aux acteurs, ils le regardent ensemble. Ils le lisent ensemble. Cette simple organisation change tout. L’espace de la page devient l’horizon de tous ceux qui sont impliqués dans le projet. Le regard vers l’écran disposé dans le dos des spectateurs devient océanique. Les quatre interprètes ne peuvent plus baisser la tête. Ils cherchent une ligne, un mot à hauteur de leurs yeux avec les autres. Cette commune vue nous donne des ailes. Les corps se meuvent en ne quittant jamais ce point de fuite. La précision que réclame l’attention portée au texte leur donne des visages de saints concentrés sur une attente, ou d’ouvriers en observation d’un résultat ou bien d’humains investis d’une responsabilité, bref ils sont reliés par une commune disposition de scène. Le texte sonne juste tout le temps de son émission tremblante. Comme un instrument qui doit s’accorder, chaque partie et chaque glissement de motif se ressentent et s’apprécient à la mesure de ces voix et de ces corps devant moi. Je leur dis, mais ils l’avaient compris avant. Nous restons étonnés de tant de simplicité. La réponse à l’imaginaire du texte peut-elle être si sommaire ? Ne voulant pas répondre, car je n’en sais rien, je propose de tenter l’aventure du texte lu à plusieurs dans un autre espace/temps. Nous allons faire un film en réalisant un aïoli chez Jean-Claude Durand. Faire un film de la pièce pour sortir du théâtre et s’enfermer dans un cadre. Le scénario du repas vient de nos échanges. Jean-Claude aime faire la cuisine, Aladin et Jacques aiment manger, quant à Emilien il est partant de toutes les tentatives, elles sont pour lui une occasion de jeu. Le texte est disposé autour d’eux et le film commence. Nous ferons un seul plan séquence.

Nous mettons deux jours pour parvenir à la réalisation du film. A chaque étape : l’évidence de l’échange par la pratique. Nous continuons et faisons un film des quatre hommes assis dans un canapé chez Jean-Claude en train de lire le texte face à eux. La sidération des quatre corps épinglés donne une autre teinte générale au texte. Nous nous en souviendrons. Les restes de répétitions sont communs. Tous les éléments doivent être conservés et faire la trace du travail : couches et pellicules. En revenant dans la salle de théâtre nous sommes chargés du temps pris pour le film et les relations sont différentes. Lorsque l’écran s’allume pour la projection du texte, je sais qu’il faut deux angles de regard. Un seul peut résoudre toutes les questions et faire croire à un horizon unique, par conséquent à une révélation possible. En disposant deux écrans dans le fond de la salle dans le dos des spectateurs, les acteurs/diseurs peuvent choisir. La relation se complexifie. Elle devient aléatoire. C’est une réponse de scène à la structure de l’auteur. Je le comprends en le faisant. Quelques accros à ce principe, comme quelques feuilles de papiers au mur, puis la projection du film réalisé dans le canapé, et la forme de notre chantier apparaît. Nous avons mis à jour les structures essentielles pour construire le projet de scène. Nous pouvons demander aux spectateurs/auditeurs de venir nous assister. Je ne sais plus si cette cartographie du temps et de l’espace à partir de ce texte est suffisante pour monter ce texte. Je sais que l’exploration avec ces acteurs, à cet instant, entre nous avait la juste mesure de la grâce. J’ai depuis beaucoup construit autour de cette appréhension d’un texte. Ce travail est devenu matrice. La projection des textes dès le début du travail sur Le Chemin de Damas et sur les projets suivants a totalement inspiré les formes de mise en scène. Mais surtout la conviction d’être à la recherche du chiffre d’un texte à plusieurs n’a jamais été aussi précise et précieuse que lors de cette expérience. Bien entendu le texte de Noëlle Renaude en est le ferment.
Robert Cantarella

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